Brimades sexistes, mots rabaissants, harcèlement moral… Les étudiants en orthophonie de Besançon racontent subir des pressions au quotidien de la part de certains membres de l’équipe pédagogique depuis 2005. En octobre dernier, eux et leurs enseignants ont adressé une lettre à la Présidence de l’Université pour alerter sur la situation. D’abord suspendus, les enseignants incriminés ont été disculpés par l’enquête administrative diligentée par le ministère. Ils ont dernièrement été autorisés à réintégrer l’école, ce qui inquiète les étudiants.
L’histoire commence en septembre 2020. Au cours de leurs stages en immersion dans le monde professionnel, plusieurs étudiants en orthophonie au CFUO (Centre de Formation Universitaire en Orthophonie) de Besançon se confient à leurs maitres de stage sur leurs conditions d’étude. Ils se plaignent d’une grosse charge de travail, mais surtout de réflexions désobligeantes, de harcèlement moral et de chantage au redoublement de la part de certains membres de l’équipe pédagogique.
Humour douteux : besoin de « passer sous le bureau » pour obtenir le diplôme
Selon Bérangère*, étudiante en orthophonie, certains cours étaient parfois ponctués de « Celle-là, qu’est-ce qu’elle est conne ». Dans d’autres cours, certains enseignants n’hésitaient pas à suggérer aux élèves de « passer sous le bureau » pour espérer avoir leur diplôme. « C’était toujours dit sur le ton de l’humour, mais finalement, on ne savait pas trop si c’était à prendre au premier ou au second degré », se souvient Bérangère. Des brimades glissées par des enseignants responsables de la majorité des cours dispensés au centre de formation.
Une centaine de témoignages, certains anonymes
En septembre 2021, plusieurs maitres de stage, d’anciens étudiants en orthophonie ainsi que d’anciens membres de l’équipe pédagogique décident alors de créer un collectif pour défendre ces étudiants. « Les étudiants concernés ne pouvaient pas parler car ils mettaient directement en cause leurs enseignants et leurs responsables de formation », explique Charlotte*, étudiante en orthophonie. D’autant qu’à la fin de chaque semestre, toutes les notes sont soumises à l’approbation des responsables de formation. « Si un enseignant nous met 15/20, mais que les directeurs de formation ont décidé de ne pas nous faire passer, ils peuvent modifier les notes », explique Bérangère. Pour autant, les étudiants constituent, eux aussi, un collectif anonyme constitué d’une centaine d’étudiants de la 1ᵉ à la 5ᵉ et dernière année de formation.
Au total, les collectifs ont accès à une centaine de témoignages récoltés par une ancienne étudiante du CFUO, dont une quarantaine a été présentée aux étudiants sur un groupe Facebook privé. Le premier témoignage remonte à 2005. « On a eu cesse de me rappeler que j’étais incompétente, que je devais me tenir à carreau parce que le responsable de formation ne me supportait pas », raconte une étudiante. « On m’a fait comprendre que j’avais intérêt de me taire et d’être docile si je souhaitais garder ma place », raconte une autre. « On m’a tellement rabaissée que je ne suis pas sûre de moi avec mes patients », écrit une ancienne étudiante, désormais orthophoniste.
Certains racontent avoir vécu des crises d’angoisse, avoir été sous antidépresseurs, suivis par des psychiatres. D’autres évoquent même des tentatives de suicide.
Pendant 5 ans, je suis allée en cours la boule au ventre. J’avais peur de l’humiliation.
Témoignage anonyme d’une ancienne étudiante
« Les étudiants avaient peur de nous »
Claire*, enseignante au CFUO pendant trois ans et orthophoniste à Besançon, raconte avoir reçu sans cesse des plaintes d’étudiants alors qu’elle faisait partie de l’équipe pédagogique comme enseignante vacataire. « Les deux premières années (de 2018 à 2020, NDLR), je ne me suis pas rendue compte des soucis et les étudiants n’osaient pas m’en parler », explique-t-elle. « Mais la dernière année, j’ai passé mon temps à faire remonter des choses en interne, en disant que les étudiants avaient peur de nous et étaient en souffrance », se rappelle-t-elle. Des efforts qui n’ont malheureusement pas payé. « Lors d’une réunion en juin 2021, les membres de l’équipe pédagogique m’ont répondu que les étudiants me manipulaient, que c’était faux, que je mentais« , regrette Claire.
« Il faudra qu’il y ait un suicide pour que ça s’arrête »
Pourtant, elle maintient avoir ressenti la grande souffrance des étudiants. Pressions, harcèlement, « convocation dans le bureau à toute heure pour se faire humilier », notation à la tête, refus de lieu de stage en fonction des étudiants, la liste des accusations est longue. « Le déclic a été quand un étudiant m’a dit ‘Il faudra qu’il y ait un suicide pour que ça s’arrête’. C’est là que j’ai vraiment compris », explique l’enseignante qui, ne cautionnant pas ces agissements, démissionnera dans la foulée.
Suite à cela, le collectif d’enseignants et maitres de stage adressent le 14 octobre 2021 une lettre recommandée aux cadres du CFUO ainsi qu’au doyen de la fac de médecine, à la présidente de l’Université de Franche-Comté, et à la directrice de la médecine universitaire pour relater leurs inquiétudes et « la dégradation de la santé » des étudiants. On y trouve notamment une liste des symptômes déclarés par les étudiants : vomissements, pleurs fréquents, troubles du comportement alimentaire, troubles du sommeil, troubles dépressifs. « Certains étudiants devenus orthophonistes n’ont plus la force d’exercer ce métier en sortant du CFUO », peut-on lire dans cette lettre que La Loop a pu se procurer. En copie de cette lettre, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement Supérieur de l’époque et un grand nombre de députés de Bourgogne Franche-Comté.
Une vingtaine de dépôts de plainte et une enquête administrative
Ces actions donnent lieu à des déclics : le directeur du CFUO, mis en cause dans les témoignages, quitte ses fonctions de direction tout en conservant ses missions d’enseignement. Une vingtaine d’étudiants déposent plainte au commissariat de Besançon (l’enquête judiciaire déclenchée par le Parquet de Besançon serait toujours en cours à l’heure actuelle) et Macha Woronoff, la présidente de l’Université de Franche-Comté, avise le ministère de l’Enseignement Supérieur pour le lancement d’une enquête administrative. « L’ampleur de la dénonciation, en intensité et en nombre d’étudiants, justifiait de s’en remettre à une enquête administrative conduite par une mission ministérielle », explique Benoît Géniaut, vice-président de l’Université de Franche-Comté.
Début novembre 2021, une commission de l’IGÉSR (Inspection Générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche) est alors envoyée à la rencontre d’une trentaine d’étudiants. « Les enquêteurs avaient une mission d’inspection sur de possibles faits de maltraitance vis-à-vis d’étudiants du CFUO de Besançon », précise Benoît Géniaut.
Préventivement, trois personnes de l’équipe pédagogique dont le directeur de formation, explicitement nommées dans les témoignages, sont suspendues : un enseignant-chercheur titulaire, un enseignant-chercheur associé ainsi qu’un vacataire. Deux autres personnes mises en cause n’ont pas été officiellement suspendues, étant en congé longue maladie. « La commission de l’IGÉSR et l’équipe du CFUO nous ont assuré que ces enseignants ne reviendraient pas », se souvient Bérangère.
Des difficultés pour l’équipe pédagogique « de transition »
Pour palier à l’absence des trois enseignants, une « équipe pédagogique de transition » est nommée dès novembre 2021 pour continuer à dispenser des cours aux étudiants en orthophonie. « Il n’y avait plus personne pour faire tourner la boutique, explique Claire, l’enseignante vacataire, alors l’Université m’a recontacté pour que je puisse donner des cours en attendant ». Pendant 5 mois, pour répondre à l’urgence, Claire réintègre donc l’Université et assure des cours, en plus de son travail d’orthophoniste à temps plein. Avec ses collègues, elle tente de maintenir le CFUO la tête hors de l’eau.
« C’était très compliqué : certains cours n’étaient pas assurés, les enseignants ne répondaient pas aux mails », explique Charlotte. Et pour cause : les tâches nouvellement attribuées à cette équipe auraient été réalisées de façon bénévole. « Je n’ai pas été rémunérée pour aucune heure que j’ai faite », confie Claire. « Il nous a été dit oralement que l’Université ferait tout pour que ces heures soient payées, mais finalement, on nous a dit que ce ne serait pas possible. J’ai envoyé plusieurs mails pour demander la régularisation de la situation, tous restés sans réponse ». De son côté, la présidence de l’Université affirme que « toutes les heures de cours données sont toujours déclarées et payées par l’Université ». Pour le reste, une demande d’instruction est en cours au service des ressources humaines de l’Université pour estimer le temps passé sur les tâches administratives.
Une autre enseignante avait expliqué aux étudiants que la situation était ingérable, mais qu’elle avait accepté cette lourde charge de travail pour ne pas les laisser dans la panade. Sans information supplémentaire de la part de l’Université et sans perspective d’amélioration, cette enseignante démissionnera début avril de cette équipe de transition, tout comme Claire. Selon cette dernière, en cette fin d’année scolaire, seuls deux enseignants, une orthophoniste et un neurologue, se chargent de donner des cours d’orthophonie en dehors de leurs heures de travail. Information que ne commente pas la présidence de l’Université, qui précise tout de même que le CFUO va prochainement intégrer un grand département des métiers de la rééducation en cours de mise en place. « L’université compte beaucoup sur cette intégration dans un département plus vaste, qui permettra au CFUO d’être moins isolé dans son fonctionnement », justifie le vice-président de l’Université.
Depuis le mois de mars, il y a 2 personnes qui assurent les cours, donc ça se dégrade de plus en plus. On sent que tout lâche !Claire, enseignante vacataire au CFUO de Besançon
Un manque de soutien de la Présidence, selon certains étudiants
« La transition devient une solution qui semble contenter la présidence de l’Université », rapporte Charlotte, qui estime que la présidente de l’Université de Franche-Comté a délaissé progressivement la situation. « Au début, elle nous comprenait et nous a beaucoup soutenus », raconte l’étudiante. En effet, interrogée par France 3 au début de l’affaire, Macha Woronoff expliquait avoir reçu dix étudiants. « Quand vous avez une multiplication des témoignages, vous vous rendez compte que c’est très important. Je sais que leur parole est juste, et je les ai crus », avait-elle affirmé. « Mais depuis, elle s’est éloignée du problème », poursuit Charlotte. « Tant qu’il y a eu une pression médiatique, ça a bougé. Et puis après, plus rien. Aujourd’hui, quand on la contacte directement, on nous somme de respecter la hiérarchie et de passer par le doyen », regrette Bérangère.
L’enquête administrative conclut à une grosse charge de travail due à la maquette pédagogique
Parallèlement, les résultats de l’enquête administrative attendus en mars 2022 se font espérer. Quand ils arrivent à la présidence de l’Université, cette dernière reste discrète, en raison de la confidentialité du rapport. « Le rapport d’enquête est remis par les inspecteurs à la ministre. Il est totalement confidentiel et les inspecteurs n’ont pas fourni de synthèse à diffuser. Madame la Présidente a pu en prendre connaissance fin avril, début mai », souligne le vice-président de l’Université.
Le rapport conclut qu’il ne paraît pas opportun d’engager des poursuites disciplinaires, la situation ne permettant pas d’identifier clairement des fautes professionnelles.
Benoît Géniaut, vice-président de l’Université de Franche-Comté
Les étudiants finissent par apprendre que les enseignants incriminés par les témoignages ne sont pas mis en cause dans les conclusions de l’enquête. L’enquête confirme bien qu’il y a des cas de stress chez les étudiants, mais elle conclut à un problème national, dû aux maquettes pédagogiques (les programmes de chaque niveau). « Le rapport conclut qu’il ne paraît pas opportun d’engager des poursuites disciplinaires, la situation étant complexe et ne permettant pas d’identifier clairement des fautes professionnelles qu’on pourrait reprocher à tel ou tel enseignant. De ce que je peux vous en dire, les inspecteurs constatent clairement le mal-être étudiant. Mais de nombreux facteurs ont contribué à la dégradation de leur état de santé : un manque de communication au sein du CFUO, des pratiques pédagogiques pas toujours adaptées ni comprises, mais aussi un programme de cours trop chargé, des relations dégradées entre les enseignants et certains professionnels intervenants ou maîtres de stages, etc… Quoi qu’il en soit, les inspecteurs ont conclu qu’il n’était pas possible d’imputer des fautes individuelles aux personnes mises en cause », synthétise le vice-président de l’Université, Benoît Géniaut.
Selon un rapport de la FNEO (Fédération Nationale des Étudiants en Orthophonie), près de 81 % des étudiants en orthophonie à l’échelle nationale finissent leur cours à 19 h minimum et 41 % ont développé des troubles du sommeil au cours de leurs études, ce qui pourrait expliquer cette lourde charge de travail.
Claire confirme les résultats du rapport de la FNEO, en affirmant que le problème de la charge de la charge de travail est généralisé à tous les étudiants orthophonistes de France. Mais elle manifeste clairement son désaccord avec les résultats de l’enquête. « Il ne s’agit là que de la seconde partie du problème. Il y a la charge de travail de façon nationale, mais en plus, à Besançon, il y a ces problèmes de harcèlement liés à l’équipe de direction. C’est impulsé par un directeur qui a quand même une personnalité particulière et qui a grandement activé ça, suivi ensuite par tout un groupe », confie-t-elle.
Les enseignants mis en cause pourraient retourner à l’université
Ce qui inquiète les étudiants en orthophonie aujourd’hui, c’est le potentiel retour de plusieurs enseignants incriminés au sein même de l’équipe pédagogique, leur suspension préventive ayant pris fin en mars dernier. Selon Bérangère, le doyen de l’université de médecine, aurait annoncé que tous les enseignants suspendus pourraient réintégrer leur poste s’ils le souhaitent. Contacté, ce dernier a préféré laisser la présidence de l’Université s’exprimer. Toutefois, cette dernière précise que le rapport d’enquête de l’IGÉSR « formule des préconisations précises sur le retour des agents en cause ».
« On a revu certaines personnes, notamment le directeur de la formation. Il a une certaine reconnaissance en tant que professionnel et un sacré réseau, alors les étudiants en ont peur », grince Charlotte. « Je me suis trouvée face à lui dans un couloir. Il faisait passer des oraux pour l’admission ParcourSup. Ma première réaction a été de fuir. Et puis après coup, j’étais en colère ! Nous sommes nombreux à avoir déposé plainte au commissariat, et lui revient comme si de rien n’était ! », renchérit Bérangère.
« C’est extrêmement malsain et problématique que des enseignants contre lesquels il y a encore des plaintes judiciaires en cours se retrouvent face à des étudiants, d’autant que l’équipe de la présidence de l’Université de Franche-Comté avait demandé aux étudiants de se confier en leur disant qu’ils allaient les protéger », déplore la vacataire.
L’Université se veut rassurante et se dit « attentive »
Des revendications tempérées par le vice-président de l’Université. « Il est évident que l’université sera très attentive à ce qu’aucun étudiant puisse se retrouver personnellement en difficulté ou en souffrance morale à l’idée d’être en cours avec l’une ou l’autre des personnes mises en cause. La consigne ferme et claire a été transmise à la direction de l’UFR Santé qui, bien entendu, fait du bien-être de ses étudiants la priorité », rassure Benoît Géniaut. « Si jamais toutes les conditions sont remplies, un retour pourra avoir lieu, au moins pour certains des mis en cause. »
Face aux étudiants, le directeur pédagogique par intérim du CFUO aurait également affirmé que certains enseignants mis en cause pourraient reprendre des heures de cours, mais pas de poste à responsabilités.
La présidence de l’Université, elle, affirme que l’ex-directeur de la formation ne reprendra pas de cours en orthophonie. « Il est hors de question qu’il reprenne des enseignements face à des étudiants qui l’ont accusé. Ça me parait prématuré et je pense qu’il n’en a pas envie », complète le vice-président de l’Université, qui attend de connaître les résultats de l’enquête judiciaire.
« Pas d’impact majeur » à la rentrée
De leur côté, après plusieurs tentatives infructueuses de contact auprès de l’Université, les étudiants réfléchissent à la suite. « On attend d’avoir un organigramme officiel pour voir quelles sont les personnes qui reviendront officiellement à la rentrée », modère Bérangère, qui affirme que le collectif d’étudiants pense déjà à des manifestations ou des blocages pour faire réagir à la fois sur le potentiel retour des enseignants, mais aussi sur la mauvaise qualité d’enseignement, dû au manque d’effectif.
Pour l’instant, faute d’une équipe pédagogique complète (qui semble difficile à constituer, selon le vice-président de l’Université), les cadres du CFUO ont refusé de répondre aux étudiants sur la question du retour des enseignants incriminés. Selon la présidence de l’Université, il n’y aura cependant « pas d’impact majeur » pour les premières, deuxièmes et troisièmes années à la rentrée de septembre.
* Certains prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes interrogées
Chronologie des évènements
- Dès septembre 2020 : témoignages oraux d’étudiants à leurs maitres de stage sur la pression ressentie et le harcèlement
- Juin 2021 : remontée des informations par une enseignante vacataire. L’équipe pédagogique réfute ses affirmations et minimise les faits
- Septembre 2021 : les enseignants et maitres de stage créent un collectif pour alerter la présidence de l’Université
- Octobre 2021 : envoi d’une lettre adressée à la présidence de l’Université et les cadres du CFUO par 50 signataires pour transmettre des témoignages recueillis depuis juillet 2021, le directeur de formation quitte ses fonctions administratives
- Novembre 2021 : une enquête administrative est lancée, les trois enseignants mis en cause sont suspendus à titre préventif, une équipe de transition est nommée
- Mars 2022 : ne voyant pas le bout du tunnel, l’équipe de transition qui travaille bénévolement démissionne
- Mai 2022 : la présidence de l’Université reçoit les résultats de l’enquête qui n’incrimine pas les enseignants